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ISAAC BABEL
Cavalerie rouge
suivi de
Journal de 1920

Le natchdiv* six a rapporté que Novograd-Volynsk a été pris ce jour à l'aube. L'état-major est sorti de Krapivno, et notre convoi, bruyante arrière-garde, s'est étiré le long de la route qui va de Brest à Varsovie et qui fut construite sur les os des moujiks par Nicolas Ier.

Les champs de pavot pourpre fleurissent autour de nous, le vent de midi joue dans le seigle jaune, le sarrasin vierge se dresse à l'horizon, comme le mur d'un lointain monastère. La paisible Volhynie serpente, la Volhynie s'éloigne de nous dans la brume irisée des bosquets de bouleaux, elle rampe sur les collines fleuries et emmêle ses bras épuisés dans les touffes de houblon. Un soleil orange roule dans le ciel, comme une tête tranchée, une lumière tendre s'embrase dans les failles des nuages, les étendards du couchant flottent au-dessus de nos têtes. L'odeur du sang de la veille et des chevaux tués s'égoutte dans la fraîcheur du soir.
* Abréviation pour "chef divisionnaire".

JEROME BACCELLI
A un étage près

 "Salim, concentré sur la beauté de la libellule, s’efforçait de ne faire aucun mouvement, il ne voulait plus qu’elle s’envole.
– Tout ça ce n’est pas votre faute… Y avait-il autre chose qui vous attirait, à part l’analyse financière ? demanda enfin Elisa.
Salim haussa ses larges épaules de travailleur de la terre.
– J’ai grandi au milieu d’un désert, d’abord au Pakistan, ensuite, dans ce pays, dans une plaine aride à quarante kilomètres de la ville la plus proche. Que croyez-vous que l’on y cultive, sinon l’envie d’en sortir ? "

INGEBORG BACHMAN
Toute personne qui tombe a des ailes
(poèmes 1942-1967)

"Tu es prisonnier du monde, de chaînes encombré,
mais ce qui est vrai trace des fissures dans le mur.
Tu veilles et guettes ce qui est juste dans l'obscurité,
tourné vers l'issue inconnue."

"Les cieux pendent fanés et des étoiles se
délient de l'union avec lune et nuit."

PAUL BADIN
Rives sud

Un rai de soleil éveille à 1 'horizontale le fond de grosse laine rouge d'une escale engourdie
la fente de lumière révèle des reliefs où gisent des cordages autrefois noués de vigueur
l'intense clarté recentre les indices de vie éparpillés sur les tables de 1 'histoire
divers axes pour creuser ces fragiles indices
Cyclades, été 1999

 

Gravure: Gérard Houver

ELISABETH BADINTER
Voyage en Laponie de Monsieur de Maupertuis

La Terre est-elle allongée aux deux pôles comme une courge ou aplatie comme une mandarine? Le meilleur moyen de le savoir c'est de partir, près du cercle polaire, en Laponie, mesurer la longueur d'un degré du méridien terrestre.
Monsieur de Maupertuis et ses amis se portent volontaires por cette expédition. Ils partent de Paris le 20 avril 1736...

MICHEL BAGLIN
La part du diable
et autres nouvelles noires

"Je traîne derrière moi des personnages insistants. Beaucoup m'étonnent. Rien là que de très normal : un auteur sollicite les eaux troubles de l'imaginaire et de sa mémoire sans savoir qui va mordre à l'hameçon et ce qu'il remonte peut parfois lui sembler bien étrange. Pourtant, c'est probablement lui qu'on a ferré. Pêcheur péché. Comme si, au bout de la ligne qui l'amène où elle veut, on connaissait mieux ses fonds obscurs qu'il ne se connaît lui-même..."


MICHEL BAGLIN
L'obscur vertige des vivants
suivi de Terre pleine

...Etre là,
vagabond
questionné
par son ombre
et sauvé
par ses pas.

*

Passer des messages,
frayer des passages,
n'être qu'en passant.

*

Etre là,
spectateur.
Parfois,
être las
et déjà
être ailleurs.

Couverture : Cathy Marseaud

ANDRE BAILLON
Histoire d'une Marie

Lithographies en couleurs de Anna Staritzky

"Devant sa porte:
- Bonsoir, mère.
- Bonsoir, Marie.
Les autres dormaient déjà. Elle tenait une bougie allumée. Elle tourna la clef et fut seule. C'était une mansarde pas bien loin de la rue parce que la maison n'avait pas d'étage, ni bien large parce qu'il fallait aussi de la place pour le grenier. La fenêtre se levait comme le couvercle d'une boîte. Il y avait le lit; il y avait une malle où les vêtements s'entassent, au lieu de pendre comme dans une armoire ; il y avait la bougie, mais très courte parce que les jeunes filles qui se couchent n'ont pas besoin d'une longue lumière."

HEINE BAKKEID
Rendez-vous au paradis

"Au-dessus d’un visage étroit au teint clair, presque rose, il a les cheveux gris, un dégradé court avec un épi sur le côté, qui n’est pas sans rappeler l’architecture du commissariat. Sa bouche est anormalement petite, avec des lèvres pleines, on dirait ces poissons, là… les gouramis embrasseurs."


HEINE BAKKEID
Tu me manqueras demain

"Dehors, de grandes plaques d’écume sont projetées sur le quai. Je monte en voiture et quitte la ville, en direction du nord, dans l’obscurité, sous de lourds à-pics, des sècheries de poissons décaties et des toits de fermes détruits que le vent a balancés par terre.
Sur le rivage, je vois du bois flotté, des poteaux, des déblais qui dépassent de monceaux d’algues, alors que le vent rapporte du large des nuages de tempête déchiquetés. "

 

MARIE-CLAIRE BANCQUART
De l'improbable

"Terre
grande respiration collective,
fleurs et moineaux, planches et livres.

Le convalescent du pauvre dimanche sort de l'hôpital et se plaît aux formes des voitures, aux herbes qui bordent les arbres.

Terre, oui, notre terre ronde et sans lumière constante, il va rêver d'elle et se croire heureux de vivre ."

RUSSEL BANKS
Lointain souvenir de la peau

"Ce n'est pas que le Kid soit célèbre localement pour quoi que ce soit de bien ou de mal, et même si les gens connaissaient son véritable nom, leur façon de le traiter ne changerait pas pour autant, sauf s'ils consultaient ce nom sur le Web, ce qu'il ne souhaite pas les inciter à faire. Comme la plupart des hommes qui vivent sous le Viaduc, il lui est juridiquement interdit de se connecter à Internet ; néanmoins, un après-midi où il rentre à vélo de son travail au Mirador, il pénètre nonchalamment dans la bibliothèque de Régis Road comme s'il avait tout à fait le droit de s'y trouver."

MIQUEL BARCELO

Il faut peindre le dos au vent sinon on a les yeux pleins de sable

JEAN-MARIE BARNAUD
Le Don furtif

« Et donc on cherche encore
espérant que la chose se lève
de l’obscur 
et qu'elle éclaire toute la scène."

 

DJUNA BARNES
Le bois de la nuit

"Il marchait un peu en deçà d'elle. Elle avait des mouvements légèrement arbitraires et en porte à faux, lents, gauches et pourtant gracieux, la démarche ample de la ronde de nuit. Elle ne portait pas de chapeau et son visage pâle, dont les cheveux courts poussaient à plat sur le front rétréci encore par les boucles qui tombaient presque à la hauteur des sourcils bien arqués, la faisait ressembler aux chérubins des théâtres Renaissance ; les prunelles paraissant légèrement bombées de profil, les tempes basses et carrées. Elle était gracieuse et cependant dépérissante, comme une vieille statue de jardin qui symbolise les intempéries souffertes, n'étant pas tant l'ouvrage de l'homme que celui du vent et de la pluie et du défilé des saisons, et qui, bien que formée à l'image de l'homme, est une figure de la fatalité. A cause de cela, Félix trouvait sa présence pénible et toutefois un bonheur. Penser à elle, l'évoquer était un acte extrême de la volonté ; se souvenir d'elle une fois qu'elle était partie, cependant, était aussi aisé que se remémorer une sensation de beauté sans ses détails. Quand elle souriait, le sourire n'était que des lèvres et un peu amer : elle avait le visage d'une incurable qui, pourtant, n'eût pas encore été atteinte par sa maladie."

RICK BASS
Le livre de Yaak

"S’il est impossible de mobiliser les volontés au nom de la poignée de loups qui hantent la vallée du Yaak ou des quelques grizzlys et des caribous solitaires, des quelques douzaines d’ombles à tête plate, des orchidées et de la lune-fougère, de la laîche et des cygnes, peut-être se mobiliseront-elles au nom des hommes, car à nous aussi on fait du tort. C’est l’histoire peu glorieuse des États-Unis qui se raconte ici, avec pour héros les exploitants miniers et leurs hommes de main, pour décor les villes d’entreprise, une histoire de l’intolérance et du fric facile qui décourage d’envisager sereinement l’avenir. "


LUTZ BASSMANN , ANTOINE VOLODINE, MANUELA DRAEGER, ELLI KRONAUER

LUTZ BASSMANN
Danse avec Nathan Golshem

Des chiens et des mouettes rôdaient autour de lui, mais ne l'attaquaient pas encore.
La rigidité cadavérique, pensa-t-il soudain et pour finir.
Plus rien ne bouge.
Nulle histoire ne subsiste.
Plus rien ne bouge, il n'y a rien.
La rigidité cadavérique, pensa-t-il, on en fait tout un plat. Mais une fois qu'on voit ça de l'intérieur, ça ne correspond pas à grand-chose.

 


LUTZ BASSMANN
Les aigles puent

Je m'appelle Gorguil Tchopal, et c'était déjà mon nom à l'époque. J'avais plusieurs idoles. Des chefs de gueux, évidemment, mais aussi des louves qui ne s'étaient jamais repenties et des chanteurs. Je citerai en exemple Djimmy Gorbarani, le célèbre ténor, qui était mon idole depuis l'enfance. Quand je savais que j'irais à l'Amicale des fourmis étrangères, je me plaçais longtemps sous la douche, et, une fois débarrassé de toutes les impuretés qui s'étaient accumulées sur moi pendant mes rêves aussi bien que pendant les horribles passages à travers la réalité quotidienne, une fois récuré, séché et rhabillé, je manipulais avec acharnement ma chevelure hirsute, jusqu'au moment où, dans la glace, je croisais le regard avec quelqu'un qui avait des traits peu ou pas comparables à ceux de Djimmy Gorbarani. Du point de vue de la cosmétique, l'opération était hasardeuse, elle exigeait de l'imagination et de gros efforts.

 

JON BASSOFF
Les incurables

"Il avait déjà sauvé dans les trois mille deux cents vies, et ce n’était pas terminé. Visage gris et buriné, agrippant une canne en bois d’une main et une mallette en cuir de l’autre, le célèbre Dr Walter Freeman, son portrait trônant fièrement sur le mur de l’hôpital, clopina lentement le long du couloir vide, des cris d’angoisse et des rires terribles résonnant sur le sol en linoléum et les murs en béton. Tant de choses affreuses dans ces cellules. Dépression et catatonie, délire et psychose. Mais le Dr Freeman ne prêtait pas l’oreille aux bruits, ne changeait pas du tout d’expression. Et pourquoi l’aurait-il fait ? Il arpentait ces mêmes couloirs déments depuis près de trente ans, avait vu tout type d’affection mentale, contemplé toutes les nuances de l’aliénation. Presque au bout du couloir se tenaient deux aides-soignants, l’un plus vieux que l’autre, mais sinon identiquement génériques avec leurs blouses blanches, leurs cheveux ras et leurs visages impassibles. Ils attendaient en silence, bras croisés, que Freeman arrive. Lorsque le docteur finit par rejoindre la porte devant laquelle les hommes étaient postés, ils n’échangèrent aucune civilité. Freeman se contenta de désigner la salle, demanda : “Edgar Ruiz ?” et les aides-soignants acquiescèrent à l’unisson."

JOËL BASTARD

La page Joël Bastard sur Lieux-dits

GEORGES BATAILLE
L'expérience intérieure

"Un sentiment d'impuissance : du désordre apparent de mes idées, j'ai la clé, mais je n'ai pas le temps d'ouvrir."

MICHAËL BATALLA
paysages maintenant

J'écris le mot paysage
je regarde le mot paysage
j'écris le mot maintenant
j'ai trouvé le nom de ce que je vois
je vois un paysage maintenant

LlUIS-ANTON BAULENAS
Le fil d'argent

"Elle a immédiatement tiré au sort pour savoir qui l'embrasserait le premier ("un baiser pour de bon", a-t-elle précisé).
-Dites un numéro entre un et cinq!
-Le trois! a dit Peré

-Exact!
Le malheureux m'avait foutu mon numéro en l'air. Mais j'ai oublié ça tout de suite."

 

RICHARD BAUSCH
Les puissances rebelles

"Il est une histoire que mes parents aimaient à raconter quand j étais petit, et dont on peut trouver le cadre exotique, si l'on aime les atmosphères de bout du monde. A l'entendre, j'avais toujours le sentiment que même si j'en étais l'un des personnages principaux, et que l'enjeu en était une dispute survenue entre eux, l'essentiel de son charme —- sinon la véritable raison de la raconter — était lié au fait qu'elle se déroulait dans le nord de l'Alaska, non loin du cercle polaire, au beau milieu des six mois de ténèbres hivernales, dans la nuit glacée de l'Arctique."

JOSEPH BEAUDE
Les eaux

Aussi loin que la mer musarde
Il fait beau
L'air distendu accuse
L'égalté du jour
Simplicité du galet
Etanche sur son âme.

 

 

CLAUDE BEAUSOLEIL
L'Urgence des mémoires

le fleuve bleu acier tranche les rumeurs célestes
par les reflets d'une urgence mnémonique
de passage des poètes s'entêtent librement
mot à mot à créer l'énergie de l'errance

la nuit retrouve les spirales de l'ailleurs

SAMUEL BECKETT

La page Samuel Beckett sur Lieux-dits


JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX

JEAN-CHRITOPHE BELLEVEAUX
Fragments mal cadastrés

"l'homme glisse
insensiblement
adverbialement
tout ce qui ment

dans le froid

postillons griffant l'air
chantonnant par exemple
les damnés de la terre
sans réelle intention ni mémoire
comment faire
pour arriver à l'heure
adresser la parole
l'air de rien ? "


"glaise
tout est dit
comprenne qui voudra

de tout ce qui vint
viendra ou non
l’homme titube
les conifères abrupts le menacent
il se détourne
tombe infiniment"

4ème de couverture: Le titre présage l'éclatement, les tessons contradictoires éparpillés. Quatre parties qui, de l'angle mort à la parallaxe, proposent des temps et des positionnements d'un homme écorché par la réalité, convoquant en exergue le cynisme de Cioran, l'absurdité de Ionesco, « panique/seul mot qui impose/sa présence d'érain » mais le doute aussi et le désir de joie, l'acquiescement, « singulière réconciliation »... « ah ça !/goudron/de toutes les alternatives », l'approximative consolation de l'écriture pour un homme presque vivant."


JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
Démolition

pour sûr que ça brûle
ça ! qui n'éclaire pas
ne réchauffe pas
fait mal
il y a une combustion du sens enfoui
théorème crétin
ni signification ni direction particulières
ça n'a pas de sens
ça brûle
à la rigueur point-virgule
après : ça fume,
ça pue, ça noircit
mais par moi-même réquisitionné, au minimum, je
dois parler ce feu, dresser haut mon poing
d'interrogations tant qu'il n'est pas total calciné

 


 

JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
La quadrature du cercle

"les morts
leurs yeux d'avant
le grammage léger de leur voix
qu'en garde-t-on?
l'écriture confuse d'un pinceau peu sûr:
le souvenir
rien moins qu'un nuage
et le jeu des syllabes n'y peut rien

presque

un journal sur la table
une théière blanche
posée
au coin du rectangle "

 

Alors ? quelles conclusions tirer de ces « quadratures » impossibles ? Jean-Christophe Belleveaux n'en tire aucune, tout juste émet-il cette hypothèse : « la poésie serait le chemin qui serpente entre ces incertitudes, un point d'interrogation ». Mais même là, remarquez le bien, beaucoup de doute : « serait», rien n'est moins sûr. Parce que, pas plus qu'il ne joue au grand voyageur Belleveaux ne pose au poète : « le pigment de l'univers/ révélé/au phosphore du poème ? bof ». Mais il en est un, de poète, un vrai, un de ceux qui savent que la poésie « calfate » nos rafiots et nous permet de poursuivre notre cabotage « à l'estime » sur Terre et dans la Vie.
Roger Lahu


JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
Episode premier

malgré ce mécrire
ces tessons
moi-je
à l'inverse d'une schizophrénie
se rassemble
dans ce noyau dense

inclut
celle qui sa voix son rire
est déjà

hésitante pourtant
celle qui parle
dispose deux sièges
face à la nuit

 


JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
Nouvelle approche de la fin

poème vert. 19.VIII.97

jardin potager (tomates, haricots verts, etc ... ),
haie sur le côté
un chien très lointain aboie, il faut vraiment
être aux aguets pour l'entendre (aussi divers
pépiements et stridulations d'été)
c'est une existence d'enclume
malgré les papillons blancs


JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
dans l'espace étroit du monde

Ambarita
et communion avec le visage du monde: on recourt parfois à des choses simples comme un paysage de bananiers, des rizières aux couleurs tendres, et c'est une respiration quiète cette reconnaissance dans l'altérité, un sentiment rassurant d'appartenance

 


JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
Caillou

(un petit morceau de ferraille rouillée
fiché dans le noyau de l'être, grésillement
des questions dans le labyrinthe des veines)

j'ouvre la fenêtre, j'inspire l'air bleu de la
nuit d'hiver. je regarde le mot dehors dans
l'obscurité duquel le noyer est invisible;
le reste aussi est retourné provisoirement
au magma: fil à linge, carcasse de voiture
sur cales, tous les fantômes de chevaux ...

creuser la terre pour m'y coucher n'est
qu'une idée, un peu trop symbolique,
extravagante ; je n'en aurais de toute
façon pas la force physique pas la force
non

 

JEANNE BENAMEUR

JEANNE BANAMEUR
Profanes

Ils sont là, derrière la porte. Il ne faut pas que je rate mon entrée.
Maintenant que je les ai trouvés, tous les quatre, que je les ai rassemblés, il va falloir que je les réunisse. Réunir, ce n'est pas juste faire asseoir des gens dans la même pièce, un jour. C'est plus subtil. Il faut qu'entre eux se tisse quelque chose de fort.
Autour de moi, mais en dehors de moi.
Moi qui n'ai jamais eu le don de réunir qui que ce soit, ni famille ni amis. À peine mon équipe à la clinique, parce qu'ils y mettaient du leur. Je leur en savais gré. Ce n'est pas la même affaire dans une clinique, les choses se font parce que sinon c'est la vie qui part. Ce n'est pas autour de moi qu'ils étaient réunis, c'était contre la mort. Et ça, c'est fort.
Là, j'ai su tenir ma place.

 


JEANNE BENAMEUR
Les insurrections singulières

Il y a longtemps, j'ai voulu partir.
Ce soir, je suis assis sur les marches du perron. Dans mon dos, la maison de mon enfance, un pavillon de banlieue surmonté d'une girouette en forme de voilier, la seule originalité de la rue.
Je regarde la nuit venir.


JEANNE BENAMEUR
Les mains libres

La meurtrière est «un vide étroit, pratiqué dans les murailles des ouvrages fortifiés, et destiné au passage des projectiles» (Nouveau Larousse illustré. Éd. 1936)
La meurtrière est aussi une femme qui a commis un crime.
Nous portons tous en nous le vide étroit. Nous portons tous en nous la muraille.

Ni projectile, ni crime.
Il arrive que l'on soit simplement meurtri.


 

JEANNE BENAMEUR
Les Demeurées

Pour Luce, c'est un temps sans limites qui s'est ouvert. Il faudrait que la vie soit ainsi. Rien ne la retient que le corps bien opaque de la mère qui se déplace au fond de sa pupille. Jamais elle n'a été si bien.
La Varienne devient douce.
La petite guette sous ses paupières.
Parfois, la grande femme s'arrête brusquement dans son ouvrage, tire son tabouret sans bruit, s'installe, les mains soudain oisives, ouvertes sur les genoux. Elle ne s'approche pas trop du lit.
De là où elle se tient, elle regarde sa petite.
Luce ne bouge pas. Sous ce regard, elle existe enfin vraiment, apaisée.
La Varienne apprend à contempler. Ce qui se passe derrière ses yeux alors est une étrange histoire d'odeurs de champs frais mêlés à celle des arbres au printemps.
La Varienne rêve mais elle ne le sait pas. Le visage lisse de Luce ouvre à l'intérieur d'elle des contrées inconnues. Du temps peut passer longuement.
Parfois la petite s'endort, glissant de la veille au sommeil sans s'en apercevoir.
Ce temps-là est un temps d'amour ignoré de tous.
La Varienne parfois sent à nouveau les larmes couler sur son visage. Elle les touche sans les essuyer.


Autour d'elles deux, le jour et la nuit se succèdent mais ne rythment plus rien. Le sommeil, le rêve et la veille découpent autrement le temps.
Il arrive qu'en pleine nuit la petite éveillée ait faim. La mère se lève. L'odeur de la soupe revient dans la maison. À demi soulevée, Luce boit dans le grand bol bien chaud. La Varienne l'accompagne, tendant les lèvres dans le vide, la bouche entrouverte comme celle de sa petite.
Revient le chant qui berce doucement.
Luce attend ce moment.
Elle entre dans le cœur de sa mère, pénètre dans les régions lointaines, confusément familières.
Elle n'est plus seule, détachée, grandie sur ses deux pieds. À nouveau le petit corps roule au fond du grand, invulnérable et transporté. Elles s'endorment ensemble.
De ce temps qu'elles passent, il n'y a pas de témoin.


JEANNE BENAMEUR
ça t'apprendra à vivre

Dans le silence, j'entends ma propre respiration comme si c'était celle de quelqu'un d'autre.
Je suis accroupie contre un lit.
Mes deux sœurs sont ensemble dans un coin de la petite chambre. On nous a dit de ne pas bouger.
Il ne faut pas qu'on sache qu'on est là.
Là, c'est notre maison. C'est la prison. Puisque mon père la dirige, on en fait partie. Là, c'est une petite ville en Algérie, à l'est des Aurès.
Un matelas contre la fenêtre. La porte est fermée à clef, barricadée.
Où est ma mère ?


MARIO BENEDETTI
Qui de nous peut juger
Traduction de l'espagnol (Uruguay) de Serge Mestre

"Aujourd’hui seulement, cinq jours plus tard, je réalise que je ne suis plus aussi sûr de moi. Mardi dernier, pourtant, lorsque je me suis rendu au port pour faire mes adieux à Alicia, j’étais convaincu que c’était la meilleure solution. En réalité, j’ai toujours voulu cela : qu’elle se confronte à ses remords, à sa façon maladive de surseoir à ce qu’elle aurait pu devenir, à sa nostalgie d’un autre passé et, par conséquent, d’un autre présent. "

" «Ainsi, vous êtes de Montevideo », dit Carlos, pour changer de sujet. C’est alors que Fortunati l’observa pour la première fois, attentivement, et dit à voix basse, comme s’il faisait une révélation : « La fameuse ville qui a donné trois poètes à la France. Lautréamont, Laforgue, Supervielle.» "

 

JUAN BENET

JUAN BENET
L'air d'un crime

"D'un piton de l'auvent pendait une corde qui se balançait légèrement dans l'ombre, recevant à l'extrémité de son oscillation un rayon de soleil qui la repoussait de nouveau en arrière.
Elle le reçut dans une petite pièce du premier étage, dans un vieux et large fauteuil, une couverture au crochet sur les jambes et un napperon antibrillantine derrière la tête."


JUAN BENET
La construction de la Tour de Babel

"On ne peut ignorer cette leçon implicite : la tour a croulé, et il n'en reste rien parce que dans les statuts du plan qui la fondait il était prévu que ce serait tout ou rien."


JUAN BENET
Une méditation

Le livre est un personnage masqué et l'auteur l'expose sachant que quelqu'un d'averti lui ôtera son masque; engagés dans ce jeu culturel, les lecteurs successifs remarqueront qu'il ne s'agit plus de ce masque premier et découvriront peu à peu d'autres corps sous-jacents dont l'auteur lui-même n'avait aucune idée; et au fil des générations et des lectures, le livre sera comme un oignon.


JUAN BENET
Dans la pénombre

- Toi, tu te tais, ordonna la tante avec un geste péremptoire. Le schisme est sur le point d'être scellé. Il ne reste plus personne pour contempler et applaudir ce moment, mais c'est peut-être mieux ainsi. Un acte sans public, dénué de toute théâtralité, réduit à lui-même, comme doivent l'être l'union et la séparation de deux êtres, le passage entre deux époques ou deux états, une évolution si lente que l' œil humain ne peut la remarquer que grâce à ses millions d'empreintes, un fléchissement de nos sentiments si rectiligne que, sans le soupçonner, l'âme nous conduit toujours à ce point de départ antérieur à tout changement.

GUY BENOIT
Ma mort, reconnaîtra
(sans qu'on sache le versant)

"l'oubli est un cadavre sans nom

des bourrelets d'images perturbent
la peau de l'invisible

on dirait des nuées et des nuées
aux riches heures avant l'heure"

 


"soudain l'insaisissable d'un ciel de traîne

autour, le jour
ne restera pas lettre morte"

Un billet de Jean-Claude Leroy sur son ami poète

ALBERT BENSOUSSAN
La tendre indifférence

"Pas un soir qu’il  ne me tendît un doigt en invoquant Michel-Ange et la chapelle Sixtine – que l’on admirerait cou tordu. Adam, beau comme un dieu, lançant sa main nonchalamment à l’Être Suprême, qui lui faisait la charité d’un index protecteur. Dans la complicité de nos lits jumeaux, qui était Dieu ? Qui le premier homme ? Brulé de fièvre qu’il camouflait sous son asthme – héritage de sa mère –, il était dévoré d’un secret désir qu’il n’avoua jamais et que je ne perçus que sur le tard, quand, dans la solitude de son affectation provençale, il se mit à fréquenter les garçons… "

CLAUDE BER
Epître Langue Louve

"De lumière un besoin de lumière
dans une obscurité un sentiment d'obscurité
un besoin de lumière lucide au vif argent des oliviers
d'une lumière équitable
dans une obscurité où passe le noir de femmes
endeuillées

un besoin d'ouvert de la lumière"

BRUNO BERCHOUD
Comme on coupe un silence

On ne fait pas le tour de la question, comme on dirait d'un arbre, d'une chose fichée en terre qu'on abandonne au passage. C'est elle qui nous suit, nous tient pas les épaules, nous courbe ou nous redresse à hauteur de l'ombre. Passé l'enfance, on fait encore semblant d'écarquiller le visage, de s'émerveiller, et l'on ne cesse de fouiller le paysage sans réponses: le soleil, les arbres centenaires, les éboulis millénaires... on voudrait que ça rime — Et quand, à force de silence, le ciel nous fait honte, on baisse les yeux vers la terre, celle qui coupe la parole aux morts.


JOHN BERGER
DÜRER

"La vie dans la nature permet de reconnaître la vérité des choses" Albrecht Dürer

YVES BERGERET
Loquace

Contre les baraquements, reposent sur le sable, avec leurs maigres quilles
à peine enfoncées, de longues barques de bois; leurs couleurs sont vives, leur gréément très léger. J'ai retenu les noms de deux d'entre elles, "la Probité du loquace", "la Pure vérité".

PIERRE BERGOUNIOUX

La page Pierre Bergounioux sur Lieux-dits

SEREINE BERLOTTIER

La page Sereine Berlottier sur Lieux-dits

THOMAS BERNHARD

THOMAS BERNHARD
Le neveu de Wittgenstein

"En mil neuf cent soixante-sept, au Pavillon Hermann de la Baumgartnerhôhe, une des infatigables religieuses qui y faisaient office d'infirmières a posé sur mon lit ma Perturbation, qui venait de paraître, et que j'avais écrite un an plus tôt à Bruxelles, 60 rue de la Croix, mais je n'ai pas eu la force de prendre le livre dans mes mains, parce que je venais, quelques minutes auparavant, de me réveiller d'une anesthésie générale de plusieurs heures où m'avaient plongé ces mêmes médecins qui m'avaient incisé le cou pour pouvoir m'extraire du thorax une tumeur grosse comme le poing. Je me rappelle, c'était pendant la guerre des six jours, et, à la suite du traitement intensif à la cortisone auquel on m'avait soumis, ma face de lune se développait comme les médecins le souhaitaient; pendant la visite, ils commentaient cette face de lune dans leur style facétieux qui me forçait à rire, moi qui, à leur propre dire, n'avais plus que quelques semaines, au mieux quelques mois, à vivre. "

 


THOMAS BERNHARD
Des arbres à abattre

"Tandis qu'ils attendaient tous le comédien qui leur avait promis de venir dîner chez eux, dans la Gentz-gasse, vers onze heures trente, après la première du Canard sauvage, j'observais les époux Auersberger, exactement de ce même fauteuil à oreilles dans lequel j'étais assis presque chaque jour au début des années cinquante, et pensais que ç'avait été une erreur magistrale d'accepter l'invitation des Auersberger. Pendant vingt ans, je n'avais plus vu les époux Auersberger, et voilà que le jour même de la mort de notre amie commune Joana, comme par hasard, je suis tombé sur eux au Graben et j'ai accepté sans hésiter de me rendre à leur dîner artistique, comme les époux Auersberger ont appelé leur souper. Pendant vingt ans, je n'ai plus rien voulu savoir des époux Auersberger, et pendant ces vingt ans, j'avais eu la nausée rien que d'entendre leur nom prononcé par des tiers, pensaije dans le fauteuil à oreilles, et voilà maintenant que les époux Auersberger me confrontent avec leurs et avec mes années cinquante."


THOMAS BERNHARD
Le naufragé

Un suicide mûrement réfléchi, pensai-je, nullement un acte spontané de désespoir.

"Glenn Gould aussi, notre ami et le plus important pianiste virtuose du siècle, n'a atteint que cinquante et un ans, pensai-je en entrant dans l'auberge.
Sauf qu'il ne s'est pas suicidé comme Wertheimer mais qu'il est mort de sa belle mort, comme on dit.
Quatre mois et demi à New York, et encore et toujours les Variations Goldberg et L'art de la fugue, quatre mois et demi d'exercices pianistiques, comme Glenn Gould le répétait sans cesse, et en allemand uniquement, pensai-je.
Vingt-huit ans auparavant très exactement, nous avions séjourné à Leopoldskron et suivi les cours d'Horowitz, et nous avions plus appris d'Horowitz (du moins Wertheimer et moi, naturellement pas Glenn Gould) au cours d'un été de pluie ininterrompue que durant les huit années précédentes au Mozarteum et à l'Académie de Vienne. Horowitz a frappé tous nos professeurs de nullité. "


THOMAS BERNHARD
Oui

"Le Suisse et sa compagne s'étaient présentés chez l'agent immobilier Moritz juste au moment où, pour la première fois, non seulement j'essayais de lui faire entrevoir, et, pour finir, de lui exposer scientifiquement, les symptômes d'altération de ma santé affective et mentale, mais où j'avais justement fait irruption chez Moritz — qui était sans doute à ce moment-là l'être dont je me sentais le plus proche — pour lui déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie, de mon existence, qu'il ne connaissait jusque-là que par une face externe pas trop irritante et donc nullement inquiétante pour lui, ne pouvant par là que l' épouvanter et le choquer, ne serait-ce que par la soudaine brutalité de l'expérience à laquelle je me livrais, du fait que cet après-midi-là, sans crier gare, je découvrais et dévoilais complètement tout ce que, en dix ans de relations et d'amitié avec lui, je lui avais caché, tout ce que, finalement, peu à peu j'avais cherché à lui dissimuler avec une ingéniosité méticuleuse et calculatrice, tout ce que, sans relâche et sans faiblesse envers moi-même, je lui avais soigneusement voilé pour qu'il ne puisse rien découvrir de mon existence, aussi tout cela l'avait choqué au plus haut point, le Moritz, mais son épouvante n'avait en rien freiné le mécanisme maintenant impétueusement lancé de mes révélations, naturellement influencé par les conditions atmosphériques, et, peu à peu, comme si je n'avais pu faire autrement, j'avais découvert tout ce qui me concernait devant un Moritz complètement pris au dépourvu, cet après-midi-là, par mon traquenard mental, j'avais couvert tout ce qu'il y avait à découvrir, j'avais voilé tout ce qu'il y avait à dévoiler;

MIKAEL BERSTRAND
Les Plus Belles Mains de Delhi

"Je compris qu'elles étaient en train de parler de moi. Depuis le trottoir, impossible de l'entendre déverser son venin, bien sûr, mais je pouvais aisément imaginer :
« Je vous présente Gôran Borg, quinquagénaire un peu gras, persuadé d'être resté cool. Avec cette coupe, je suis sûre de taper dans le mille. Les hommes de son âge adorent. Les cheveux en arrière masquent leur légère calvitie et la longueur dans la nuque couvre les petits poils qui remontent du dos. »
En gros, voilà certainement ce qu'elle avait pu dire. J'eus le sentiment horrible et soudain que quelque chose m'échappait. Sentiment certainement accentué par le vent, imparable."

PATRICK BEURARD-VALDOYE
Itinerrance
sites-cités-citains

Le sublime du couchant humide sur l'ocre repeint
des citernes à gaz avec leur mécano loveur
grand-huit d'usines à gaz au ventre levé
naguère vert vieux nil
le sublime des bennes à gravas échafaudages
et des dalles fendues glissantes
rayons d'orages sur briques coquille d'oeuf
dans le noir face à l'arc-en-ciel en
surplomb aux deux voûtes sous métro
sublime allure des nombrils et des sourcis percés

et sublime paranoïa de la sécurité EUROSTAR
face au canif face à l'esprit rebelle
à détruire en urgence (face au bobby).


PATRICK BEURARD- VALDOYE
Couleurre

"Le jour commence le soir au
dessus des nuées
dans l'outre-jaune issu de l'ombre
inverse au nuage"

DANIEL BIGA

La page Daniel Biga sur Lieux-dits

BISSIERE
Pense à la peinture

"Dans tes heures de solitude fais comme moi, pense à la peinture, à des tableaux que tu voudrais faire, accumule en toi le désir de créer plus tard quelque chose. Cela seul vois-tu remplit la vie, et malgré toutes les misères donne un sens à l'existence qui sans cela serait désespérément vide."


MAURICE BLANCHOT

MAURICE BLANCHOT
Pour l'amitié

La pensée de l'amitié : je crois qu'on sait quand l'amitié prend fin (même si elle dure encore) , par un désaccord qu'un phénoménologue nommerait existentiel, un drame, un acte malheureux. Mais sait-on quand elle commence? Il n'y a pas de coup de foudre de l'amité, plutôt un peu à peu, un lent travail du temps. On était amis et on ne le savait pas.


MAURICE BLANCHOT
La folie du jour

Parfois, je me disais: « C'est la mort; malgré tout, cela en vaut la peine, c'est impressionnant. » Mais souvent je mourais sans rien dire. À la longue, je fus convaincu que je voyais face à face la folie du jour; telle était la vérité: la lumière devenait folle, la clarté avait perdu tout bon sens; elle m'assaillait déraisonnablement, sans règle, sans but. Cette découverte fut un coup de dent à travers ma vie


MAURICE BLANCHOT
L'entretien infini

"Et Nietzsche ajoute, avec une profondeur qui n'a pas cessé de nous surprendre : "Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire."


MAURICE BLANCHOT
L'attente L'oubli

"Entre eux, comme ce lieu avec son grand air fixe, la retenue des choses en leur état latent."


MAURICE BLANCHOT
Thomas l'Obscur

"Il avançait, passant par-dessus les dernières ombres de la nuit, sans rien perdre de sa gloire, couvert d'herbes et de terre, allant, sous la chute des étoiles, d'un pas égal, du même pas qui, pour les hommes qui ne sont pas enveloppés d'un suaire, marque l'ascension vers le point le plus précieux de la vie."

 

CHRISTIAN BOBIN
La dame blanche

Peu avant six heures du matin, le 15 mai 1886, alors qu'éclatent au jardin les chants d'oiseaux rinçant le ciel rose et que les jasmins sanctifient l'air de leur parfum, le bruit qui depuis deux jours ruine toute pensée dans la maison Dickinson, un bruit de respiration besogneuse, entravée et vaillante — comme d'une scie sur une planche récalcitrante — ce bruit cesse : Emily vient de tourner brutalement son visage vers l'invisible soleil qui, depuis deux ans, consume son âme comme un papier d'Arménie. La mort remplit d'un coup toute la chambre.


CHRISTIAN BOBIN
La plus que vive

"...je te dis, tu veux savoir qui tu es pour moi, eh bien voilà : tu es celle qui m'empêche de me suffire. J'ai une grande puissance de solitude. Je peux rester seul des jours, des semaines, des mois entiers. Somnolent, tranquille. Repu de moi-même comme un nouveau-né.C'est cette somnolence que tu es venue interrompre. C'est cette puissance que tu as renversée. Comment pourrai-je jamais t'en remercier? On peut donner bien des choses à ceux que l'on aime. Des paroles, un repos, du plaisir. Tu m'as donné le plus précieux de tout : le manque. Il m'était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais tu me manquais encore."

FRANCOIS BODDAERT
Bataille
(mes satires cyclothymiques)

"C'est un livre batailleur parce qu'écrire aujourd'hui, dans le maquis de la littérature où la poésie semble un buisson d'épineux sec, vaut affrontement au monde trop réel d'où l'imaginaire s'enfuit. Et la bataille est le champ clos où l'imagination toujours l'emporte avec le temps ; fantasme, chimère, pure fantaisie — Achille sous Troie, Roland à Roncevaux, Bonaparte aux Pyramides ou Rokossovski à Stalingrad, et jusqu'aux laids cyberhéros : figures emblématiques d'une certaine bravoure menacée de la langue. Elle y triomphe à la fin de la putricité trop évidente, trop brutale et grossière des corps vaincus. ."

"Les ennemis du peuple sont ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique, soit par la force, soit par la ruse."

"Cour d'isolement de la Préfecture de police
coulant ses nœuds aux nuques algériennes ;
le canal Saint-Martin dégorgeait vers la Seine
toutes glottes accolées sans la corde sans la chaise —
tranchées trachées garrottées juste !
Fameusement ça craque (écho vers Bilbao)...
Franchir les gaves, les monts ; passer les cols,
la légende ferrailleuse du cirque :
« Le sang tout clair au long du corps rayonne... »"


BERNARD BOISSON
La forêt primordiale

"Notre civilisation a pris la place des forêts primaires. Qu'a-t-elle donné à l'évolution de la vie en échange? Cette question mérite d'être posée car plus nous cherchons à accroître notre niveau de vie, plus nous voyons décroître le niveau du vivant sur Terre tandis que le niveau de vitalité des êtres humains n'a cesse de perdre en qualité!

Parler de « forêt primordiale », revient à donner à nos bois ensauvagés le statut forêt archétype dans notre de culture; cette forêt devient dès lors un pôle majeur de reconversion de consciences. En effet, la forêt dans son caractère originel peut devenir le lieu concret de notre recentrement civilisateur de sorte que nous réinventions un progrès qui ne brise plus l'évolution du vivant en altérant le bonheur de nos vies. La forêt sauvage demeure un puissant catalyseur de déconditionnement mental, d'éveil sensible et d'inspiration pour l'être humain. Encore faut-il être disposé à ranimer en nous les parts mort-nées de nos sensibilités pour être capable de s'en apercevoir et de vivre cette grande expérience.


Nous sommes les descendants amnésiques d'un monde que nos sociétés ont fait disparaître avant notre naissance. Il appartient à la culture de nous libérer de cette amnésie sensitive concernant ces paysages perdus. Cette réintégration nous permettrait d'engendrer un nouveau cycle de civilisation qui nous libèrerait de l'autocaricature. L'impression persiste que nous avons à renaître dans l'âme de ce que nous avons détruit pour retrouver un bonheur authentique, indiciblement conduit par une certaine intuition du monde; intuition aussi profonde en nous qu'insaisissable dans les confins de nos racines...

Voilà, c'est de manière non anodine que nous avons le devoir de parler des forêts sauvages; sinon nous manquerions encore une fois un de ces rendez-vous cruciaux dans notre maturation culturelle, et un changement essentiel pour notre civilisation."

 

ROBERTO BOLANO

La page Roberto Bolano sur Lieux-dits

FRANCOIS BON

La page François Bon sur Lieux-dits

ERIC BONNET
L'arc-en-terre

"Il prit un peu de pigment dans les doigts, la rage au coeur, et couvrit la surface. Le tracé était un arc. Il sentit alors que ces gestes le mettaient dans le sauvage, dans la force vive."

YVES BONNEFOY
La longue chaîne de l'ancre

"Mais plus encore que de l'étonnement, ce qui s'emparait de moi, c'était cette allégresse qui naît de ce qui surprend sans qu'on ait moyen de comprendre : cette joie qu'on a d'espérer que vont se rompre les chaînes de l'entendement d'hier, de toujours, et qu'à ne plus savoir on va enfin être davantage. "

 

"Le bleu des lointains dans les mots aussi, comme le sens rêvé dans la chose dite."


YVES BONNEFOY
Début et fin de la neige
suivi de
Là où retombe la flèche

Flocons,
Bévues sans conséquences de la lumière.
L'une suit l'autre et d'autres encore, comme si
Comprendre ne comptait plus, rire davantage.

Et Aristote le disait bien,
Quelque part dans sa Poétique qu'on lit si mal,
C'est la transparence qui vaut,
Dans des phrases qui soient comme une rumeur d'abeilles, comme une eau claire.

SZILARD BORBELY
La miséricorde des coeurs

"Nous marchons et nous nous taisons. Vingt-trois ans nous séparent. Vingt-trois est un chiffre indivisible. Vingt-trois ne se divise que par lui-même. Et par l'unité. Voilà la solitude qui nous sépare. Impossible de la fractionner. Il faut la trimbaler en son entier. Nous portons le déjeuner. Nous marchons sur le talus. Nous disons un risban. Le risban d'Ogmand. Nous passons par là chaque fois que nous allons chercher du bois mort dans la forêt. Parfois nous faisons un détour par le plat de Szomoga pour pouvoir emprunter la route Kabolo. Parce qu'elle est moins boueuse. Nous disons vasarde. Quelquefois on traverse la Forêt-du-Comte, le long de la route Passerelle. Ma mère porte un fichu sur la tête. Nous disons une pointe. Les femmes doivent se couvrir la tête. Les vieilles nouent le fichu sous le menton. Elles doivent le porter noir. Le fichu de ma mère est coloré. Elle le noue dans la nuque, sous son chignon. L'été, elle porte une pointe légère. Une blanche, à pois bleus. Elle l'a reçue de mon père l'an dernier, à la foire de Kölcse. Ma mère a des cheveux châtains. Châtains roussâtres, comme les marrons. Tous les marrons ne sont pas roussâtres. "

 

JORGE LUIS BORGES


JORGE LUIS BORGES
histoire universelle de l'infâmie
histoire de l'éternité

Le Mississipi est un fleuve aux larges épaules. C'est le frère sombre et immense du Parana, de l'Uruguay, de l'Amazone et de l'Orénoque. C'est un fleuve aux eaux mulâtres. Plus de 400 millions de tonnes de boue insultent annuellement le golfe du Mexique où il les déverse. Une telle masse de résidus anciens et vénérables a formé un delta où les gigantesques cyprès des marais vivent des dépouilles d'un continent en perpétuelle dissolution, où les labyrintes de boue, de poissons morts et de joncs reculent les frontières et assurent la paix de ce fétide empire.

 


JORGE LUIS BORGES
Fictions

"Je connais un labyrinthe grec qui est une ligne unique, droite...La prochaine fois que je vous tuerai, je vous promets ce labyrinthe qui ce compose d'une seule ligne droite et qui est invisible, incessant."


JORGE LUIS BORGES
Le livre de sable

"Seules la nuit, les cendres et l'odeur de brûlé restèrent dans la cour."

« Les mots sont des symboles qui postulent une mémoire partagée. »


JORGE LUIS BORGES
Oeuvre poétique

"L'univers de cette nuit a l'amplitude
de l'oubli et la précision de la fièvre"


JORGE LUIS BORGES
L'Autre, le Même

Une boussole

Choses sont mots. Quelqu'un - mais qui, mais quoi? -
Nous écrit: cette incessante graphie
Inextricable et qui ne signifie
Rien, c'est l'histoire humaine. En ce convoi

Passent Carthage et Rome, et moi, lui, toi,
Mon désespoir d'être cryptographie,
Hasard, rébus - mon impensable vie,
Cette Babel qui s'écartèle en moi.

Mais par-delà la parole ou le nombre
Un reste attend. Je sens planer son ombre
Sur cet acier léger, lucide et bleu

Qui cherche un point où l'océan fait trêve;
Presque une montre entr'aperçue en rêve,
Presque un oiseau qui dort et tremble un peu.


JORGE LUIS BORGES
Anticipation d'Amour

Jactance de quiétude


Des écritures lumineuses assaillent l'ombre, plus prodigieuses que des météores.
La haute ville inconnaissable s'abat de plus en plus dru sur la campagne.
Sûr de ma vie et de ma mort, je regarde les ambitieux et je voudrais les comprendre.
Leur journée est avide comme le vol d'un lasso.
Leur nuit n'est que la trêve de la colère dans le fer prompt à l'attaque.
Ils parlent d'humanité.
Mon humanité, c'est de sentir que nous sommes les voix d'une même misère.
Ils parlent de patrie.
Ma patrie est un battement de guitare, quelques portraits et une vieille épée, l'évidente oraison de la saulaie dans les soirs.
Le temps est la matière de ma vie.
Plus silencieux que mon ombre, je croise le troupeau de leur haute convoitise.
Ils sont obligatoires, uniques, ils méritent l'avenir.
Mon nom est quelqu'un et n'importe qui.
Je passe lentement, comme celui qui vient de si loin qu'il n'espère plus arriver.

JULIEN BOSC

La page Julien Bosc sur Lieux-dits

ALAIN BOUDET
Dépaysés
illustré par Marion Broca

Dépaysé c'est dépassé
dépecé
dispersé à tous les vents possibles
C'est laissé pantelant
dérivant à tout va
inconnu tout soudain
pour soi-même
Et puis
c'est rapaillé
rapiécé
ressaisi de bonheur
de mots rares
eucalyptus et arganier
aloès et moucharabieh
médina caravansérail
comme douceurs de langue
au désert de nos bouches
un instant apatrides.


HERVE BOUGEL

HERVE BOUGEL
Les Pommarins

L'usine, elle est aux Pommarins, dans la campagne.
On quitte la gare par un mauvais escalier de rondins, gras de terre, on marche quelques centaines de mètres. Voilà, c'est ici Les Pommarins.
Dans les ateliers, on fabrique des pièces en caoutchouc, des joints pour l'automobile, le bâtiment. On construit. Le monde avance sur ses quatre roues un peu grâce à nous. Un bon rechapage, c'est une vie de sauvée, pour quelques virelets de plus.


HERVE BOUGEL
De passage

Persuadé des silences futurs, de l'accord des pierres, du flottement des oiseaux sur les rivières boueuses.

Attentif au hasard, guettant les diversions sismiques des îles naufragées.

En voyage, parti, recherchant l'obscur, l'inattendu, les séquestres de la mémoire.

Dérivé, parti.


HERVE BOUGEL
Petites fadaises à la fenêtre

23 février
Entropie des reflets dans l'orage,
les vitres à déverser.

ANNE BOULANGER
Le haret québécois

et autres histoires

La nuit, Anna Boulanger lit des dictionnaires. Lorsqu'elle attrape un mot, elle le glisse dans une liste. Lorsque la liste contient assez de mots, elle se clôt. Lorsque la clôture est faite, l'ordre des mots change. Lorsque le bon ordre est trouvé, des images naissent. Lorsque ces images se transforment en dessins, les mots engendrent des phrases. Lorsque les phrases sont là, il n'y a plus rien à faire. Ce livre recueille cinq de ces histoires nées des mots et des images.

 

PASCAL BOULANGER
L'échappée belle

si je vole sur les ailes du souffle j'incline les montagnes
verse les mers franchis fervent avec les fervents bondis sinueux contre les égarés vois ciels vois doigts du ciel tombe et ploie veux élan tremble de tremblements trouve faveur méprise tiédeur nage

dans un baiser
tout le cœur dans un baiser
qui nage

MICKAËL BOULGAKOV
Le Maître et Marguerite

"Qu’un chat cherche à s’introduire dans un tramway, il n’y aurait eu là, somme toute, que demi-mal. Mais qu’il prétende payer sa place, c’est cela qui était stupéfiant. Or, ni la receveuse ni les voyageurs n’en semblaient autrement troublés. "

JEAN-PIERRE BOULIC
Patiente variation

"Murs lumineux et ardoises
Volets bleus et beau visage.

Champs labourés légers nuages
Landes en fleur
Et haute mer à l'équinoxe

Patiemment
Le fin clocher s'épanouit
La terre exulte

Jeunes lichens
Bruissements sur le calvaire
Vêtu de blanc

Le vent lève bruissements
A cette heure que l'on pense être
Le paradis

Soudain la sente s'agenouille
L'âme se plie
Un frêle passereau expire."

IVAN BOUNINE

La page Ivan Bounine sur Lieux-dits

STEPHANE BOUQUET

La page Stéphane Bouquet sur Lieux-dits


MICHEL BOURÇON

MICHEL BOURÇON
Visages vivant
au fond de nous

"Chacun sur son îlot de solitude
captif de lui-même
porte son fardeau de questions
espère au soir
l’amour en futaille
et pour aller dormir
des mots assemblés en bouquet."

"les cheminées dénoncent le ciel
sous lequel fuient dès le lever
les mêmes gens oubliant de vivre
qui s'éloignent dans la lumière cotonneuse
puis s'effacent comme des empreintes."


 

MICHEL BOURÇON
De la route

"En nous
d'autres routes
se perdent
proches de l'aveu."

 


MICHEL BOURÇON
comme une terre

la vie se passe
très bien de nous.


MICHEL BOURÇON
Pratique de l'effacement

à force
l'espace en nous
vient à manquer

le vide et la peur

pèsent au dedans

nos morts s'y entassent
forment une assise
où les mots
perdent pied.

Couverture d'Anne Cacitti

OLIVIER BOURDELIER

la page Olivier Bourdelier sur lieux-dits


LIONEL BOURG

La page Lionel Bourg sur Lieux-dits

WILLIAM BOYLE
Gravesend

"Tout seul, il lui fallut un long moment pour combler le trou. Au moins deux heures. La lune projetait une lueur rouillée. La petite lampe torche qu’il avait posée par terre clignota, puis rendit l’âme. Les hiboux continuaient de faire leur bruit de tunnel. Il s’essuya le front avec le dos de sa main. Contemplant le contour rectangulaire de la tombe, il passa à l’étape suivante, qui consistait à suivre les instructions de Ray Boy.
Il ramassa des paquets de branches et de feuilles mortes, les répandit au-dessus de la terre fraîche et les aplatit avec la pelle. Aucune envie ne lui vint de marquer l’endroit. Pas de croix. Pas de pierre. Rien. Une fois le boulot terminé, une fois la tombe impossible à distinguer du reste du terrain, il s’assit, mit la tête entre les mains et essaya de ressentir quelque chose."


WILLIAM BOYLE
Tout est brisé

"En débarquant à l’aéroport de LaGuardia, il eut moins l’impression de renaître que d’être recraché sur un trottoir pour se faire aussitôt écraser sous la botte de quelqu’un. Un New-Yorkais qui a quitté sa ville a l’impression, à chaque fois qu’il revient, de retrouver le New York des mauvais films, au rythme tout ce qu’il y a de plus faux, à la monstruosité artificielle. Il avait toujours pensé que la noirceur de New York était délibérée, et il lui semblait maintenant que le nouvel aspect ensoleillé de la ville devait lui aussi correspondre au choix de quiconque tirait les ficelles."


WILLIAM BOYLE
La Cité des marges

"Il se traîne jusqu’à la fenêtre derrière la télé et écarte les rideaux. Si ça ne tenait qu’à lui, il n’aurait pas des rideaux comme ça. Il aurait des stores ou même rien du tout. Ces rideaux, c’est sa mère qui les a fabriqués. Ils sont fragiles, aussi fins que du papier. S’il ne s’en débarrasse pas, c’est à cause d’elle, mais aussi parce qu’après tout il s’en fout et ne veut pas s’emmerder à les enlever.
Il observe la cour de récréation en face. Un réverbère fixé à côté du panier de basket projette un cône de lumière vers le sol. Sur le bitume, un graffiti tracé à la craie. Ça lui fait penser à une peinture, un tableau triste. L’obscurité tout autour, le panneau à moitié cassé, le cercle lumineux, l’immobilité. "

STEINAR BRAGI
Excursion

"Il sentait sur son visage la lueur du glacier invisible dont la froidure dominait le pays, son passé et son avenir, s’immisçait dans ses moindres crevasses en se répandant partout, et il entendit les pas de Hrafn s’éloigner, le sandur se disloquer, les grains de sable s’émietter au moindre de ses mouvements, pour finir par disparaître. "

ANNE-SOPHIE BRASME
Respire

"Je m'appelle Charlène Boher et j'ai dix-neuf ans. Cela fait bientôt deux ans que je moisis ici, à attendre que le même jour passe et se termine. A peine sortie de l'enfance, j'avais déjà commis l'irréparable."

" Parler par pudeur, par violence, par colère, par douleur aussi. On écrit comme on tue : ça monte depuis le ventre, et puis d'un coup ça jaillit, là, dans la gorge. Comme un cri de désespoir."

 

RICHARD BRAUTIGAN

RICHARD BRAUTIGAN
La pêche à la truite en Amérique
suivi de Sucre de pastèque

 

L'automne apporta avec lui, comme les montagnes russes d'une plante carnivore, du porto et les gens qui buvaient de ce vin sombre et doux, des gens depuis longtemps disparus, à part moi.


RICHARD BRAUTIGAN
Mémoires sauvées du vent

J'ignorais, cet après-midi-là, que la terre attendît de se changer à nouveau en tombe quelques brèves journées plus tard. Dommage que je n'aie pu arrêter la balle dans sa course et la remettre dans le canon de la 22 long rifle pour qu'elle en reparcoure en sens inverse la spirale, réintègre le chargeur et se resolidarise avec la douille, se conduise enfin comme si on ne l'avait jamais tirée ni même chargée dans la carabine.


RICHARD BRAUTIGAN
La vengeance de la pelouse

Je suis habité ce soir par des sentiments pour lesquels il n'y a pas de mots, et des faits qu'il faudrait expliquer en termes de poussières plutôt qu'en paroles.
J'ai examiné des petits bouts de mon enfance. Ce sont des morceaux d'une vie lointaine qui n'ont ni forme, ni sens. Des choses qui se sont produites comme des poussières.

JACQUES BREMOND
Guillaume des ors

la répétition du signe. le mot mille et mille
fois réécrit sur la couverture. puis sur les
mille pages du livre.
ne plus jamais cesser.
faire taire
ne faire qu'écrire le même mot. sans dis-
continuer (noir. blanc. sang. or. feu.
chair. mort. fleur. os. écrasé. balle. poing.
plaie. point. mort. noir. blanc. rouge.)
tous les jours retracer la même ligne effa-
cée. signe de départ reculé sans cesse.
point final jamais posé.
obscurité qui grandit. opacité du dire.
l'homme
assourdi

Couverture: découpages de Ladislas Kijno


JACQUES BREMOND
Ce visage

insupportable. l'impossible annoncé
l'homme vaincu
le poids du silence abattu sur la peau s'y lit
les os encore tremblés de tous ces mots
ces paroles écrasés sur la face
la main tendue reste blanche livide égale au drap
le regard qui s'est vidé de toute la lueur
cette fenêtre close maintenant sur la route. sur le chemin de cendre. maintenant à nouveau
des mots des phrases de corne et d'asphalte des mots
de granite
des bribes. des mots. des morts. des mots morts
lentement laissés comme un homme qui s'abandonne.
le chemin seul tout seul s'enfuit sous les pieds. le marcheur
s'use. la lente descente. continûment vers le silence d'effroi. entre les haies de mots barbelés
le froid de la glace. les mots tus les phrases tuées
comme une arène vidée le corps nu du cœur se laisse aller. en-allée d'abandon. aux ternes du soir. de deuil en silences.
vers une solitude de plus en plus muette. cet accompagnement est tout ce que je puis offrir alors
écrire ce territoire : entre silences et paroles entre le silence et l'abandon l'absence insupportable

 

BERNARD BRETONNIERE

La page Bernard Bretonnière sur Lieux-dits

VERONIQUE BREYER
lever les murs

Vers les écoles aux noms de fleurs
les enfants marchent, cernés de blocs.
Puis ils se placent derrière les grilles

NATHALIE BRILLANT
Les Démurs

juste derrière
juste un coup de rame près du
potiron
et l'errance redevient
familière

LEOPOLDO BRIZUELA
La nuit recommencée

Traduit de l'espagnol (Argentine) par Gabriel Laculli

"Je comprends qu’écrire est un moyen sans pareil d’éclairer le lien entre le passé et le présent. Ce qui m’encourage à poursuivre, non pas pour informer, mais pour découvrir."

"– Très bien, fait-elle, résignée, avec un sourire de sainte sur le bûcher de l’incompréhension. Nous allons sortir par la porte derrière laquelle les camions attendaient pour conduire les prisonniers endormis aux avions d’où on les jetait à la mer, poursuit-elle avec l’intonation de quelqu’un que nous aurions déçu. Nous rentrerons ensuite de nouveau dans le bâtiment. "

MATHIEU BROSSEAU
Et même dans la disparition

Il me dit qu'il y a une fin à tout, même au baiser de l'insoumis. Je m'insurge, oui, je m'insurge, tu verras que dans mon livre on trouve même une issue à la fin. Tant qu'il n'y a pas d'histoires, sales histoires, rien ne commence. Tu verras que les ruines témoignent et tu verras qu'il est possible de les faire sortir du temps..................
Avoir simplement conscience de la chose et de son contraire qui est toujours en son centre.................. et inversement. Tu verras, ça marche à tous les coups.


Tu vois, j'ai même commencé par la fin, histoire de jouer un tour supplémentaire à la disparition! Alors dis-moi, l'ange, t'es d'accord avec moi? On commence? Marche à côté de moi et écoute



MATHIEU BROSSEAU
la nuit d'un seul

et s'il faut tristesse le tout s'enveloppera d'un soi
bien étoilé par mes soins car
il m'est encore possible de parer d'or les allures de chien
il m'est encore possible de voir tourment dans un
calme froid

 

Ed La Rivière Echappée

LARRY BROWN

La page Larry Brown sur Lieu-dits


HARRY BROWN
Du haut des Cieux, les étoiles


"Tous en revanche, famille comme employés, savaient parfaitement où les cours d’eau se rejoignaient. Serpentant depuis les hauteurs des Marias, ralentis par de grosses masses rocheuses, puis soudain précipités dans de vives descentes, ils ruaient et bondissaient en rapides sur des lits de roche pentus, puis s’arrondissaient dans une paix ombragée à travers une abondance de conifères sauvages, s’élargissaient peu à peu et se calmaient pour arriver à une puissante maturité. Là, de tailles presque égales, dilatés par la terre plane, les cours d’eau coulaient comme deux côtés d’un triangle le long d’une forêt, jusqu’à un coin sinistre, presque gothique, du nom de Juncture Valley, où ils se confondaient sans bruit. De là, ils devenaient la Forkhandle River. "

LEE ANN BROWN
Autre archère

Traduit de l'américain par Stéphane Bouquet

"Je ressemble à une femme vue dans une vitre et qui court
Grandie avec une fille de 11 ans au seuil de « nombreuses nouvelles sensations »
Comme si en notant ça je pouvais
Quoi ? examiner pour des femmes plus jeunes
Ou offrir aux étrangers
Les arcs des choses possibles
Tracer un sillon dans les choses
A partir des très abstraites étendues du début
Remplir les roseaux creux affamés du corps
De vitesses et d'arcs d'amour d'arcs d'amour"

 

TAYLOR BROWN
Le Fleuve des rois

"Le fleuve est lourd, enflé par les orages. Il déroule dans la terre son cours luisant comme un long muscle noir, un serpent qui ondule, erratique, sous la voûte des feuillages déjà clairsemés des bouleaux noirs et des cyprès bordant ses rives. Les deux frères restent un moment immobiles au-dessus des flots, silencieux, puis ils chargent les kayaks bleu et rouge sur leurs épaules et vont les disposer sur la vieille cale de mise à l’eau au ciment éraflé, qui ressemble à de la pierre ancienne. "


TAYLOR BROWN
Les Dieux de Howl Mountain

 "Les jours étaient de plus en plus courts, et les derniers rayons rasaient les sommets à l’ouest. Le paysage s’adoucit, moins raide au fil de la descente. Les routes se teintèrent de ce rouge issu de la longue faille d’argile qui coupait les deux Caroline en diagonale, élément vital des champs de tabac et de coton, né de la désagrégation progressive de massifs préhistoriques. Le ciel s’obscurcit. Une fine lame de lune se leva. "


TAYLOR BROWN
La poudre et la cendre


 "Le garçon coinça le cuir craquelé de sa botte dans l’étrier, un arceau tordu taillé dans le fer rouge par un forgeron écervelé. Du moins c’était l’histoire que les hommes lui avaient racontée. Ils lui en avaient raconté tellement, le soir au-dessus du feu, leurs visages rougis par les flammes, démoniaques, les braises volant autour d’eux comme des mouches brûlantes. Le garçon les croyait toujours. Il ne croyait pas aux faits, aux noms, aux scènes. Mais à leurs intentions, c’était à cela qu’il croyait. Il y avait de la foi dans leurs yeux de charbon et d’argent, de l’acier ondoyant dans l’obscurité. "

Couverture: Claude Bugeon

CLAUDE BUGEON
Les chants verticaux

LE CHANT
Libre comme celui qui ne sait
Libre de n'avoir pas à croire
Et de ne devoir suivre personne

Libre de n'être pas un moi
Aux plus beaux jours comme aux malheurs
Libre de n'avoir pas à choisir

Libre dans l' intermédiarité
Et libre d'être contigu comme tout
Comme les mots qui nous rendent
Esclaves et libres
Parce que nul sans les rapports n'est
Et nul ne serait alimenté
Nul ne serait vif nul ne serait libre
De devenir autre
Et d'aller au-delà du savoir
De l'idée autoritaire
Du cilice de l'unique raison
Loin de son arrogance triviale
Qui semble nous absoudre
De rire de ce que nous méconnaissons

Je chante et je crie le cri vertical
Dans le doute et le doute douté
Enfin affranchi
Ayant pour seule contrainte
Le respect des autres
Et ma liberté.


YVES BUIN

YVES BUIN
Borggi

"Aujourd'hui il terminait sa ligne droite et, plus question de rempiler. Le stoïque, il se préparait aux obscurités après avoir été vivant sur les échiquiers du monde, pas plus tard qu'y a quelques jours. Le tribulateur de l'ombre, p'têt qu'il était le chaînon manquant d'la tragédie avortée... «Oublie», lui avait dit Penfeld et Sandeman murmura : « Ah ! La vida... »


BAILLY/BUIN/SAUTREAU/VELTER
De la déception pure, manifeste froid

"Dans les villes les plus touffues, les plus quadrillées de rapports de police, déambulent des êtres à l'écart qui ne vivent jamais modérément. On dirait qu'ils marchent en dehors de leurs pas, que leur sang coule en résille au devant d'eux comme s'ils voulaient contempler le parcours de l'oxygène et mesurer constamment l'énergie qu'ils en tirent. Ils sont de plus en plus nombreux ceux dont les yeux, les oreilles, les bouches, les cheveux, les vêtements et la peau des épaules commencent à saigner. Ils n'appellent plus un chat un chat car le pelage électrique de ces voluptueux a bouleversé leurs certitudes. Une langue suce leurs vertèbres et c'est aussi doux que la damnation des étoiles.

Ils renversent les estimations habituelles, les habitudes estimées, ils passent de jour en jour avec ce mouvement de la nuque qui va briser les miroirs, et leurs doigts à dénouer l'insouciance tremblent; ils ont glissé l'inquiétude dans leurs poches-revolver."


YVES BUIN
Kapitza

"Lui, il était comme un nomade du désert intérieur enfin parvenu au port. Bref, il n'avait besoin de personne et surtout pas du bruit des voix et de la sempiternelle jacasserie qui font les relations humaines.
L'après-midi, il sombrait un peu. Les tempérés du métabolisme qui viennent des pays du Nord ne supportent pas au long cours le climat des îles. L'après-midi, c'était comme une seconde nuit lourde, chavirée de rêves banaux et chaotiques où le vieux passé étalait ses coups durs avec, quelquefois, un retour d'angoisse inopiné. Enfin, les démons avec lesquels on n'en finit jamais tout à fait."


YVES BUIN
Mémoire de Lazlo

Un voyageur qui traverserait notre village n y verrait rien de remarquable. Peut-être observerait-il que le cours du temps l'a peu affecté. D'être à l'écart de la grand-route suffit sans doute à expliquer cette immobilité. Si le voyageur grimpait au clocher dont l'architecture de bois comme celle de l'église a survécu aux siècles, il découvrirait, l'été, l'image est certes banale mais juste, l'océan des blés et, dès l'automne, et pour de longs mois, une infinitude désolée car nous sommes de la grande plaine et nous continuons la tâche de nos pères. Seules les plages vertes des bosquets et des prairies livrées à nos troupeaux peu nombreux le distrairaient de l'uniformité. Notre village est au creux des terres et notre pays une enclave.

CHARLES BUKOWSKI
Nouveaux contes de la folie ordinaire

Le bar venait de fermer et ils devaient encore rentrer à pied. Juste au moment où ils arrivaient devant leur hôtel, voilà le corbillard qui s'arrête en face de l'hôpital.
« Je crois que c'est LA nuit, a dit Tony, je le sens dans mes veines, sans blague, je le sens!
-La nuit de quoi? a demandé Bill.
- Ecoute, a dit Tony, on les a vus faire cent fois. On va en piquer un! Et merde! Tu te dégonfles?
- Quesqu'y a? Tu me prends pour un trouillard parce qu'un marin miteux m'a botté le cul?
- J'ai pas dit ça, Bill.
- C'est toi le trouillard! Je peux te démolir, facile...

SHANNON BURKE
Black Flies

Traduction de l’anglais (États-Unis) de Diniz Galhos

"Un patient, c’est comme un dossier, un appel téléphonique ou un client. Un patient, c’est du boulot. Culturellement, on considère que les malades doivent être traités avec compassion, mais les normes du monde extérieur et celles de l’hôpital sont en parfaite opposition. L’indifférence est chose commune. Les exemples de cruauté spontanée sont choses communes. Si vous n’y prenez pas garde, vous en viendrez un jour à souhaiter la mort de quelqu’un, par simple paresse."

"« Ralentis un peu, dis-je. C’est là que je travaille. Au bout de ce bloc. »
Papa s’arrêta à l’intersection de la 136e Rue et de Lenox Avenue, et tous observèrent la vieille station décatie, les papiers sales soulevés par le vent, les graffitis. Un moment se passa ainsi. Aucun d’eux n’ouvrit la bouche. Un sans-abri apparut au coin de la rue, claudiqua jusqu’à nous et se pencha en direction de la vitre en tendant la main. « On peut y aller », dis-je. Papa redémarra, un peu trop vite. Les pneus crissèrent.
C’était juste pour vous montrer », lançai-je, et papa continua à conduire sans dire un mot. "


SHANNON BURKE
Dernière saison dans les Rocheuses

"Henry Layton arpentait le quai, menaçant de son pistolet de duel un batelier génois effondré à terre. Il pointa l’arme en direction des quelques arrimeurs qui voulaient l’aider à se relever.
— Laissez ce chien galeux là où il est ! brailla-t-il.
Nous étions une demi-douzaine de dépeceurs et d’écharneurs à traîner devant l’entrepôt de la Compagnie des fourrures de Saint Louis. Nous connaissions tous Henry Layton, un gredin plein aux as et arrogant, dont le père possédait la moitié des propriétés immobilières de Market Street."

W.R. BURNETT
Saint Johnson

"Ils grimpèrent le long d’un versant sablonneux, sous les silhouettes géantes de cactus hauts de sept mètres, puis empruntèrent la vieille piste apache, un étroit chemin qui serpentait entre des rochers couleur cuivre. La piste conduisait à une petite mesa, sur laquelle un unique peuplier de Virginie déployait ses branches noueuses au milieu d’un taillis de mesquite, puis redescendait à travers un paysage semé de blocs rocheux gros comme des maisons et de colonnes rouges aux formes tordues, aussi brûlantes qu’un poêle au contact de la main. En contrebas de la mesa, ils s’engagèrent dans un long et étroit passage, fermé par le ciel chauffé à blanc tel un couvercle au-dessus de leurs têtes, et débouchèrent dans les Deadman’s Flats, un effondrement désertique où des langues de sable à nu alternaient avec de grandes étendues de boue séchée."


W.R. BURNETT
Terreur apache
Lune pâle

" Le jeune Mexicain haussa les épaules et partit d’un pas égal, quoique pressant l’allure plus qu’à l’ordinaire. C’était une chaude journée de printemps. Au loin, à l’horizon de la ville aux maisons en adobe écrasées sous le soleil, les montagnes couleur cuivre, trouées d’ombres bleues, semblaient bouger et reculer dans le chatoiement de l’air brûlant qui montait de la plaine hérissée de cactus. Le garçon au teint basané fredonnait tristement en cheminant pieds nus dans la poussière blanche de la rue. Les Américains ! Toujours muy pronto ! L’ombre était fraîche dans le vestibule de l’hôtel, derrière les lourds stores en bois et les épais murs d’argile sèche, et le contact du carrelage lui parut délicieux. Il aurait aimé s’attarder, à l’abri de la fournaise."


W.R. BURNETT
Mi amigo

"Natty Bugworth, avec sa barbe brune et sa veste en daim dont les longues franges voletaient derrière lui, fit irruption dans la cour comme un taureau en furie et dispersa les chèvres, les poulets et les métis sur son passage. “Où il est ? beugla-t-il. Le Soldat… Où ce qu’il est ?” C’était le soir. Un ciel bleu profond, voilé de brume, étendait sa voûte sur la grosse bourgade d’Agua Prieta, en plein désert ; et chez Salzedo, la fumée des feux allumés pour le dîner s’élevait par les trois cheminées légendaires, les hommes chantaient, debout au bar, les lampes brûlaient dans les maisons basses en adobe rassemblées ici au petit bonheur et formant un ensemble hétéroclite, à la fois hôtel, salle de bal, saloon et Dieu sait quoi encore. Ah, chez Salzedo ! L’oasis, le paradis pour les éclaireurs de l’armée en permission, les éleveurs et les fonctionnaires de l’administration, les prospecteurs enrichis, et même la poignée de touristes intrépides qui arrivaient par le train et la diligence depuis la grande ville de San Gorgonio, au nord, destination prisée des vacanciers. Braillant toujours, Natty attrapa un jeune métis et le secoua sans ménagement. “Occupe-toi de mon cheval et de mes mulets, p’tit gars. "

NIVEN BUSH
Les Furies

 "Les gens s’en allaient avec armes et bagages. Ils ne pouvaient malheureusement pas emporter ce qui, pour eux, avait le plus de prix : les murs d’adobe, les champs de blé, de courges, de pois, les arbres fruitiers plantés par leurs ancêtres, la splendeur des anciens étés, la paix des hivers tièdes, la pâle lumière du ciel et l’odeur de bois brûlé flottant dans l’air…"

SOPHIE BUYSE
La Graphomane

"La lettre amoureuse et le roman d'amour peuvent-ils s'accorder ? Parfois, ils se frôlent, mais c'est sans se toucher. Leurs fièvres se séparent. Ainsi se séparent ce qui va à l'Un et ce qui va au Multiple. Il serait osé de vouloir les accoupler. Quel canevas pourrait assouvir une intimité, lui faire un enfant au visage de chef-d'œuvre ? Il ne fallait pas moins que le verbe spasmodique de Sophie Buyse pour les réunir sur la même couche. Une sorte d'orgasme devancé de préludes marie l'éros de la lettre et la beauté du récit. Car ici, ce qui se lit comme transe confidentielle se reçoit comme histoire cohérente. Tout simplement, la cohérence excelle à se transgresser. Elle est étrange et dévergondée." Extrait de la préface de Marcel Moreau